Michaëlle Jean invite l’Occident à prendre ses responsabilités à l’égard d’Haïti
Philippe Duhamel
La Presse canadienne, à Ottawa
4 janvier 2023
L’ancienne gouverneure générale Michaëlle Jean estime que les pays riches doivent admettre les erreurs qu’ils ont commises en Haïti et faire pression sur l’élite de la perle des Antilles pour qu’elle trouve une issue à la crise humanitaire actuelle.
« Ce qui est mis en danger, le grand risque, c’est la souveraineté nationale même de ce pays », a déclaré Mme Jean en français, lors d’une longue entrevue avec La Presse canadienne.
Des pays comme le Canada doivent assumer la responsabilité d’avoir introduit des politiques économiques débilitantes en Haïti et d’avoir expulsé les criminels qui ont semé le chaos à Port-au-Prince, selon elle.
« On ne peut pas regarder tout cela avec fatalisme en se disant que ce pays est maudit. Il n’est pas maudit. Il porte en son sein des hommes et des femmes de très grande volonté, qui ont même travaillé d’arrache-pied pour trouver une solution haïtienne, mais qui réalise aussi qui ne peuvent pas y arriver seuls », a affirmé Mme Jean.
Mme Jean est née en Haïti et a été une envoyée spéciale de l’UNESCO pour ce pays après avoir été la représentante de la reine au Canada.
Des gangs violents et belliqueux ont pris le contrôle de la capitale haïtienne ces derniers mois, agressant sexuellement des femmes et des enfants et limitant l’accès aux soins de santé, à l’électricité et à l’eau potable.
Des centaines de personnes ont été tuées et kidnappées par des gangs qui ont comblé un vide politique en Haïti, qui n’a pas tenu d’élections depuis plusieurs années.
En juillet 2021, le président Jovenel Moïse a été assassiné après une répression contre les institutions démocratiques haïtiennes, dossier pour lequel l’Occident aurait dû intervenir, au lieu de permettre à M. Moïse d’offrir l’impunité aux gangs, croit Michaëlle Jean.
« En détruisant les institutions du pays, en voulant même manipuler la Constitution pour rester au pouvoir, finalement, le monstre s’est mis à prendre beaucoup plus de force et de dimensions, et Jovenel Moïse lui-même a fini par être avalé par ce monstre », a-t-elle affirmé.
Après son assassinat, le Canada s’est joint aux États-Unis, à la France et à l’ONU pour reconnaître l’allié non élu du président Moïse, Ariel Henry, comme premier ministre, qui, selon Mme Jean, n’a jamais eu de légitimité aux yeux du peuple haïtien.
Un an plus tard, alors que les gangs prenaient le contrôle de la capitale, M. Henry a appelé à une intervention militaire internationale pour permettre l’aide humanitaire et créer des conditions suffisamment sécuritaires pour organiser des élections.
Les États-Unis appuient l’idée, soutenant qu’elle pourrait endiguer une crise migratoire croissante et empêcher les gangs de déstabiliser l’ensemble des Caraïbes.
Washington a déclaré que le Canada serait un pays idéal pour diriger une telle force. Le premier ministre Justin Trudeau a toutefois répondu qu’Ottawa n’agira que sur la base d’un consensus politique des Haïtiens.
Selon Mme Jean, cela signifie avoir un accord entre M. Henry et des groupes de la société civile qui ont exigé sa démission.
Mme Jean a dit soutenir la décision des libéraux de sanctionner 13 membres de l’élite politique et économique d’Haïti, affirmant que c’était l’une des rares fois où les responsables de la traite des êtres humains et du commerce des armes ont été ciblés.
« Maintenant, pour la première fois que des sanctions sont imposées à ces individus, c’est la panique pour eux », a affirmé l’ex-secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie.
Les États-Unis ont également sanctionné certaines ces mêmes personnes. La France devrait aussi emboîter le pas pour faire pression, estime Mme Jean.
Elle a également déclaré que les pays riches doivent assumer les politiques qui ont semé l’instabilité en Haïti, soit des réformes économiques ayant conduit à l’effondrement des secteurs agricoles et leur aveuglement volontaire lorsque les dirigeants appuyant les États- Unis minent la société civile.
« Les Haïtiens reconnaissent également leur propre responsabilité dans cette situation, c’est-à-dire celle de la mauvaise gouvernance », a affirmé Mme Jean.
Elle faisait partie des dizaines de signataires de haut niveau d’une lettre ouverte publiée cette semaine en français, intitulée « Pris en otage, Haïti se meurt ».
La lettre soutient que le pays a besoin d’une aide internationale pour éviter de devenir un État défaillant.
Parmi les signataires figurent le président sénégalais, Macky Sall, qui préside actuellement l’Union africaine, l’ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies Adama Dieng et des anciens chefs de gouvernement du Tchad, du Mali, du Nigeria et de la République centrafricaine.
La lettre note que la quasi-totalité de la population haïtienne descend d’esclaves amenés d’Afrique et que le pays a été le premier à renverser avec succès un gouvernement colonial en 1804.
« La première république noire, peut-être la plus fragile de la famille des Nations, manque de nourriture, d’eau potable, de carburant, de paix, de justice », peut-on lire dans la lettre.
Lorsque le pays a évincé les Français, Paris a imposé une dette écrasante pour indemniser les propriétaires d’esclaves. Le pays a fait face à une série d’invasions, de gouvernements corrompus et de déforestation.
« Tous ces facteurs ne pouvaient qu’aboutir à un État défaillant alimenté pendant de nombreuses décennies par l’adrénaline de la violence et les soubresauts de l’anarchie et du chaos », écrivent les signataires.
« Il est difficile d’envisager la résolution de ce noeud gordien sans intervention extérieure. Le peuple haïtien ne pourra voter et choisir librement ses dirigeants que s’il y a la sécurité », poursuivent-ils plus loin.
Mme Jean a expliqué que cela pourrait signifier de créer des institutions dirigées par des Haïtiens et fournir un soutien technique.
Elle a dit avoir vu des agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et des agents provinciaux donner une formation à la police locale qui les a aidés à mieux réussir à éliminer le crime que leurs pairs qui avaient été formés par les Casques bleus de l’ONU.
« L’histoire ne sera pas tendre avec ceux qui resteront inactifs ou qui choisiront de regarder ailleurs », préviennent les auteurs de la lettre.