Racisme systémique : «Derrière tout ça, il y a de la haine», dit Michaëlle Jean
Philippe Duhamel
DANIEL LEBLANC
Le Droit
« Ce qu’on vit en ce moment est une situation qui met en relief tous nos aveuglements. Tout ce qu’on a mis de coté, tout ce qu’on n’a pas voulu entendre, tout ce qu’on a banalisé, tout ce qu’on a négligé est en train de nous sauter au visage », s’exclame l’ex-gouverneure générale Michaëlle Jean en pensant à l’arrestation et à la mort de George Floyd.
Lors d’un entretien avec Le Droit plus tôt cette semaine, la femme d’origine haïtienne a accepté de livrer ses états d’âme face au racisme systémique et à cette tragédie qui bouleverse le globe depuis la fin mai.
« D’abord, ce qui m’a frappé, c’est l’interpellation violente et le geste cruellement insistant, c’est-à-dire que quand vous avez quelqu’un qui est plaqué au sol et qui dit au policier : “j’étouffe”, et qu’il se lamente, manifeste sa douleur et son inconfort ; puis que le policier persiste, j’ai trouvé ça d’une cruauté extrême. C’est une violence totalement excessive qui peut devenir mortelle, d’ailleurs elle l’a été », lance d’emblée l’ancienne secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie.
Elle se dit aussi « profondément troublée » par l’inaction des collègues du policier accusé de meurtre, Derek Chauvin, « qui n’ont pas fait de cas des lamentations de M. Floyd » et du « geste excessif » de leur acolyte, mais aussi par l’immobilisme des témoins qui ont préféré empoigner leur téléphone intelligent et filmer la scène.
« Le racisme au quotidien, on n’a pas idée de l’impact que ç’a sur la santé physique et mentale des personnes. »
— Michaëlle Jean
« La personne qui filme est aussi dans la scène. Il y a des gens qui filment avec certainement une intention de diffuser, oui, mais il n’y a aucune intervention et ça, c’est troublant pour moi. C’est vrai qu’étant donné qu’il s’agit d’une intervention avec des policiers armés, ils avaient peut-être des craintes, d’ailleurs on a déjà vu des situations où les personnes qui cherchent à intervenir se retrouvent elles-mêmes en péril, mais si j’avais été là, j’aurais dit quelque chose », lance Mme Jean.
L’ex-journaliste et chef d’antenne soutient que c’est de se mettre la tête dans le sable que de croire que le racisme et le profilage racial n’existent pas dans notre propre cour.
« Vous savez, derrière tout ça, il y a de la haine. Être insensible à la peur de cet homme, c’est une attitude totalement haineuse. Or, il se trouve que parmi les personnes les plus fréquemment victimes de ce genre d’agression, de violence excessive et de brutalité des policiers, ce sont des Noirs, des autochtones. On s’en rend compte, c’est abominable. Il y a un problème qui est sous-jacent, et ce problème, je tenais à en donner le contexte. Cette haine de l’autre est aussi un héritage du passé, c’est-à-dire dire que quand on a, pendant des siècles, déshumanisé par l’esclavage, la colonisation, la conquête qui est de s’emparer d’un lieu, d’un peuple, et de le dominer sous une idéologie de suprématie de la race blanche, on ne s’en sort pas indemne. C’est ce qu’on est en train de voir en ce moment. Or, voilà que ça se passe aussi dans une période de bouleversement avec la pandémie », confie-t-elle, ajoutant que la COVID-19 frappe durement les communautés noires, entre autres à Montréal.
Mme Jean soutient que le combat est encore loin d’être gagné contre « le fléau dévastateur et récurrent » qu’est le racisme, des mots qu’elle a employés dans les pages du Devoir la semaine dernière.
« Le racisme au quotidien, on n’a pas idée de l’impact que ç’a sur la santé physique et mentale des personnes. Moi, en tant que femme noire, je sais à quel point c’est un combat, un combat constant. Un combat auquel finalement on s’ajuste tous les jours de notre vie, et ça ce n’est pas possible, le stress que cela nous crée est insensé. On parlait de discrimination raciale systémique et certains étaient choqués, disaient qu’il n’y en avait pas chez nous. Je suis désolée, mais le déni fait aussi partie du problème, car tant et aussi longtemps que vous allez le nier, le problème va perdurer, tandis que si vous reconnaissez qu’il y a un problème, c’est un début, un pas gigantesque vers la solution », affirme celle qui a habité à Rideau Hall de 2005 à 2010.
Précisant que « la force n’est pas la meilleure des méthodes » et qu’il faut investir davantage « dans le capital humain », Michaëlle Jean ne cache pas être impressionnée par les manifestations et le mouvement de solidarité sans précédent engendré par l’histoire de M. Floyd.
« Ce que cette pandémie amène aussi comme état d’esprit, c’est que les gens se disent : c’est peut-être le temps de repenser nos façons de faire, peut-être le temps aussi de repenser le projet de société dans lequel on veut vivre. Les gens sont très sensibles à tous les dérapages et réagissent très vite. Quelque part, la distanciation sociale et physique, ça nous agresse parce que l’humain est un être sociable, qui a besoin de s’associer. Alors la réponse face à ce geste profondément raciste et violent, c’est de dire que c’en est assez. La grande majorité des gens (qui protestent) sont des jeunes, toutes couleurs confondues, je trouve que ça envoie un signal fort. Quand on dit : Black Lives Matter, vous n’avez pas besoin d’être Noir pour que la vie des Noirs compte, pour dire que le non-respect de l’autre est inacceptable », s’exclame-t-elle.