Agir sur nos aveuglements
Philippe Duhamel
Lorsque ma tante est morte, seule, dans un centre de soins de longue durée pour personnes âgées à Montréal, il y a quelques jours, j’ai éprouvé l’effroi que tant d’entre vous vivent ou redoutent. L’appel reçu par mon cousin pour lui annoncer que sa mère avait été emportée par le coronavirus et lui demander de prendre des dispositions pour l’incinération du corps était brutal.
MICHAËLLE JEAN
ANCIENNE GOUVERNEURE GÉNÉRALE DU CANADA (2005-2010) ET EX-SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA FRANCOPHONIE (2014-2018)
Aucun des enfants de ma tante n’a été autorisé à lui rendre visite pour l’assister, l’accompagner dans ses derniers moments. Rien pour permettre, ne serait-ce qu’à deux d’entre eux, de se relayer à son chevet, avec toutes les précautions qui s’imposent, l’instant précieux d’une prière, d’un souvenir intime qu’ils auraient pu partager avec le reste de la famille.
Aucun moyen d’être avec elle au même titre que les auxiliaires de soin, avec gants, masques et survêtements, ne serait-ce qu’un court moment. Chaque membre de la famille s’est trouvé confiné dans son chagrin. Pas le moindre accommodement non plus pour le recueillement. Or, qu’est-ce qui nous empêche de limiter à une dizaine le nombre de personnes, pour de brèves funérailles ? Des règles de conduite simples à respecter seraient possibles et compréhensibles : on se tient à distance, pas d’accolades, on ne s’embrasse pas, on évite les poignées de mains.
Chaque fois que l’un de nos aînés trépasse, une partie de nous s’en va. Pour nous exilés, notamment, nous de la diaspora, pour nos familles dispersées, ces moments sont essentiels à nos mémoires, à nos liens fragilisés par les ruptures subies, les épreuves vécues. De tout temps, dans toutes les civilisations, le rituel du deuil souligne un passage qui définit notre humanité. On doit pouvoir l’honorer, tout en combattant rigoureusement la pandémie.
Lorsque j’ai partagé sur les réseaux sociaux, en quelques mots succincts, la mort de ma tante, des milliers de marques de réconfort ont déferlé. Une immense empathie, cette qualité humaine de ressentir, s’associer à ce que l’autre vit, est venue à ma rencontre et à celle de ma famille. Entre les lignes, j’ai lu aussi une part de détresse, de vulnérabilité, de profondes solitudes.
Dans les décomptes et bilans de l’impact du coronavirus, il y a toutes ces âmes, ces vies livrées au silence. Je résiste à l’idée que nous soyons réduits à des chiffres, des colonnes alignées comme autant de chambres froides.
Il nous faut impérativement affronter courageusement l’horreur qui saute aux yeux et qui ne date pas d’hier, le scandale des centres de soins de longue durée pour les personnes âgées devenus fonds de commerce dans nos pays aux populations vieillissantes. Des années durant, on les a laissés pulluler, sans surveillance adéquate de la part de l’État. Ce dont il est question, c’est d’une non-assistance à personnes en danger.
Voici ces mouroirs exposés au grand jour sous l’impact dévastateur du coronavirus, les négligences et manques flagrants d’équipement, de soins et d’hygiène de base, les effectifs au roulement incessant, parce que peu respectés et mal rémunérés. L’insupportable saute aux yeux, les patients mal nourris, laissés sans surveillance, gisant dans leurs plaies de lit, urines et excréments. Des années durant, les plaintes des familles ont été mises en sourdine. Les services gouvernementaux avisés ne réagissant qu’au cas par cas, sans vue d’ensemble, au gré de chaque affaire rapportée par les médias. À la banalisation du problème malgré son ampleur sont venues s’ajouter les compressions sévères dans les services essentiels, notamment de santé.
Cette même réalité accablante, je l’avais constatée à Montréal, il y a 20 ans déjà, avec ma pauvre mère atteinte de la maladie d’Alzheimer.
Ces lieux d’apparence bien tenus, qui savent faire miroiter des soins de qualité et gonfler les frais d’hébergement, mais qui sont, quand on y regarde de près, de dangereuses et véritables arnaques. Je sais ce qu’il m’a fallu de force, de persévérance pour rescaper ma mère de ce piège, puis pour traverser les procédures des services publics, au gré des listes d’attente, de la rareté des places et des infrastructures. Que des dirigeants politiques et des autorités disent qu’il leur est difficile d’entendre ces histoires horrifiantes, qu’il faudra examiner le problème, penser des solutions, changer le système, est un aveu flagrant que l’horreur leur avait échappé.
Nous avons failli à nos devoirs envers nos aînés en les isolant sans les protéger, comme nous avons fait peu de cas de tant d’autres laissés pour compte dans notre société, y compris des jeunes en situation très précaire que cette crise isole davantage.
Ce moment en est un de vérité sur la vie précaire, nos égoïsmes, nos choix, nos dysfonctionnements.
Il nous faut, à l’évidence, investir davantage dans le capital humain, user de toute l’intelligence collective pour mieux penser les services essentiels, l’hébergement et le logement, les espaces collectifs, pour vivre mieux et plus dignement, en renforçant les chaînes de solidarité.
Même nos pays les plus avancés réalisent qu’ils ont erré, qu’ils sont pris de court, n’ayant pas su anticiper de manière responsable, sensée, inclusive et globale. Cette crise, dramatique d’un point de vue sanitaire, social, économique, financier montre tous nos déséquilibres. Nous en sortirons grandis si ce confinement devenait un temps pour réfléchir à la nécessité d’agir sur nos aveuglements et de sortir du chacun pour soi.
Publié dans LaPresse+, le 29 avril 2020.