Allocution lors de la Journée internationale des femmes 2022
Philippe Duhamel
Allocution de la très honorable Michaëlle Jean
lors du petit déjeuner offert par la Ville d’Ottawa
à l’occasion de la Journée internationale des femmes
le 8 mars 2022, avec remise des clés de la Ville d’Ottawa.
Excellences, Mesdames et Messieurs du corps diplomatique,
Honorable Mona Fortier, Présidente du Conseil du Trésor,
Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les conseillères et conseillers, administratrices et administrateurs de la Ville d’Ottawa,
Dear Elder Verna McGregor,
Distinguished guests,
Chers amis,
Dear Friends,
Monsieur le Maire,
Je suis très émue, très touchée de l’honneur que vous me faites de me présenter la clé de la Ville d’Ottawa, où ma famille et moi, avons pris résidence et désormais racine.
Ottawa abrite l’un des chapitres les plus importants de ma vie. Cette ville fait partie de moi.
Je salue la présence ici de tant de femmes et d’hommes qui, par leur talent, leurs compétences et leurs actions contribuent à l’essor de notre capitale.
Chers amis,
Merci d’être là!
…
Reconnaissons notre chance de pouvoir nous rassembler en ce lieu, en toute quiétude et sécurité.
Recueillons-nous, cœur et âme, tous ensemble, en solidarité avec les populations des villes d’Ukraine soumises à la terreur, aux assauts meurtriers de destruction massive, l’invasion déployée sur ce pays souverain par Vladimir Poutine dans sa fureur guerrière, insensée.
Je vous invite ainsi à marquer le moment d’un silence.
Monsieur le maire,
Cher Jim Watson,
Que diriez-vous que la ville d’Ottawa lance un appel aux maires d’autres villes du monde, y compris de Russie, leur demandant de se lever en solidarité avec les villes d’Ukraine que des troupes russes ont reçu l’ordre d’envahir et de bombarder?
Que cet appel inclue aussi les villes des États voisins où affluent des Ukrainiens, par centaines de milliers chaque jour, deux millions déjà, et parmi ces réfugiés se trouvent également des étudiants et des travailleurs ressortissants d’autres pays, notamment d’Afrique et d’Asie. Que toutes et tous soient accueillis dignement avec bienveillance, fraternité et solidarité.
Un tel appel serait extraordinaire, en provenance de la capitale canadienne, où vivent tant de personnes qui ont eu à fuir horreur, répression, insécurité, conflits.
Moi-même, je suis arrivée enfant au Canada en 1968, avec mes parents pour échapper à un régime sanglant, dictatorial et prédateur. L’asile qui nous été accordé nous a sauvés. Nous avons pu nous établir au Québec, y refaire nos vies et devenir des citoyens canadiens à part entière.
Mon cœur débordait de gratitude, lorsque le 27 septembre 2005, j’ai fait le serment de servir mon pays d’adoption. Je suis devenue la 27e Gouverneure générale et Commandante en chef du Canada.
C’est avec la plus grande émotion que je me souviens de ce jour radieux, sous un ciel si bleu, si lumineux, qui mettait en relief les couleurs naissantes de l’automne.
À bord de la voiture principale du cortège qui nous menait lentement au parlement, mon mari Jean-Daniel Lafond, notre fille Marie-Éden, qui n’avait que 6 ans, et moi contemplions en silence, le paysage si majestueux, le long de la promenade Sussex, l’une des plus pittoresques au monde. La vue était à couper le souffle, là où la rivière Rideau se déverse dans la rivière des Outaouais, et que d’une rive à l’autre les provinces du Québec et de l’Ontario se rencontrent.
Et j’ai dit à notre toute petite, elle aussi très impressionnée par ce qui nous arrivait «N’est-ce pas, Marie-Éden, qu’elle est belle cette ville qui nous accueille? Tu vois les montagnes et les forêts toutes proches?»
Ce fut notre premier coup de cœur pour la somptuosité du cadre luxuriant d’Ottawa, que nous embrassions du regard, et dont nous ne cessons encore de nous émerveiller.
Comme un flot limpide, en ce lieu de confluence, j’ai vu défiler l’histoire, à commencer par celle des premiers habitants de ce territoire, celle des peuples fiers anichinabés.
Anichinabé qui veut dire «humains».
Parmi eux, les Odawa, qui veut dire «marchands» tant ils étaient doués pour le commerce.
J’aime à imaginer, ce qu’a été le va-et-vient des grands canots, transportant denrées, produits et marchandises de toutes sortes, naviguant sur cette vaste voie fluviale, menant à des débouchés stratégiques, dans ce qui était une immense zone d’échanges commerciaux.
L’histoire des Anichinabés deviendra plus tumultueuse à l’arrivée des Européens conquérants.
Reconnus comme l’une des nations autochtones les plus influentes au début du 18e siècle, les Anichinabés s’allièrent aux Français dans la rébellion de 1763 contre les Anglais, puis une décennie plus tard, jusque dans les années 1790, contre les Américains dans une série de batailles et de campagnes appelée la Guerre amérindienne du Nord-Ouest.
Ottawa est un lieu de faits immémoriaux qui méritent d’être relatés davantage.
Les mots d’engagement que j’ai prononcés dans l’enceinte du Sénat, le 27 septembre 2005, s’adressaient à tous les Canadiens et les Canadiennes, mais aussi à cette ville, la capitale nationale, où tant de décisions se prennent.
Et, partant d’ici, ma parole se destinait également au reste du monde.
Briser les solitudes — et elles sont nombreuses — est la devise que j’ai choisie. J’en ai fait la raison d’être de mon mandat de Gouverneure générale et de ma mission.
C’est d’ici, que j’ai trouvé l’élan de parcourir d’un océan, à l’autre, puis à l’autre, jusque dans les territoires du Grand Nord, le Canada, que j’aime décrire comme une terre qui va du fini à l’infini et à l’infini, qu’il reste toujours et encore à découvrir, et qu’il nous faut protéger, ensemble.
J’ai vu le Canada dans toute sa beauté, celle de ses vastes paysages géographiques et de ses paysages humains et culturels, dont la diversité est si riche, si époustouflante.
J’ai prêté attention à nos différences et j’ai reconnu aussi tout ce que nous avons en commun, nos forces et nos potentialités, les épreuves et les défis auxquels nous faisons face, les actions et les initiatives que nous engageons pour les surmonter. Nos voix sont puissantes pour dire nos blessures, notre colère, ce qui doit changer de toute urgence. Nos voix sont puissantes pour clamer aussi nos accomplissements, tout ce que nous avons su bâtir et que nous n’avons de cesse de vouloir construire.
J’aime nos volontés et notre capacité de nous mobiliser.
Ce pays est l’œuvre de tant de femmes, d’hommes et de jeunes, de collectivités d’un courage inouï.
Combien j’aime aller à leur rencontre, faire connaissance, les écouter et surtout m’assurer de les faire entendre.
Toutes ces réalités du pays convergent vers la capitale, ainsi que la responsabilité d’en tenir compte, de saisir et de réfléchir à leurs spécificités, dans toutes leurs nuances et urgences.
Et notre plus grand courage est celui d’affronter la vérité.
Gouverneure Générale du Canada, lorsqu’en 2009, j’ai eu l’immense privilège de lancer la Commission Vérité et Réconciliation, aux côtés des survivants des «pensionnats indiens» accompagnés de leurs enfants et petits-enfants, j’ai dit entre autres ceci.
«Quand le présent nie les erreurs du passé, l’avenir se venge. Voilà pourquoi, il ne nous faut jamais nous détourner de chaque moment qu’il nous est donné d’affronter l’histoire ensemble, car c’est chaque fois une occasion d’en redresser les torts.»
En cette journée internationale des femmes, je veux rendre hommage à toutes celles, si remarquables et si braves, que j’ai eu l’honneur de rejoindre sur ce chemin de la vérité vers la réconciliation.
Parmi elles, Mary Wilson, des Territoires du Nord-Ouest, qui a agi comme commissaire avec l’honorable Murray Sinclair et le chef Wilton Littlechild.
Et de l’Arctique, Mary Simon, aujourd’hui Gouverneure générale et Commandante en chef du Canada.
Sur ce long chemin de la vérité, nous devons marcher d’un même pas, faire front commun, autochtones et non-autochtones, nous unir pour affronter ensemble la douleur et l’offense.
La récente mise au jour des tombes et des lieux de sépulture de ces enfants qui par milliers ont été arrachés à leurs familles, conduits dans ces pensionnats infâmes pour y être brutalement assimilés, fait partie de l’épreuve. Les témoignages et les traumatismes des survivants sont horrifiants.
Parmi les efforts méritoires pour guérir et renaître de ces blessures, de cette entreprise colossale de dépossession qu’a été la colonisation, je veux saluer le travail porté si vaillamment par l’Indigenous Arts Collective of Canada. Ce collectif de femmes artistes autochtones de partout au Canada lutte pour la sauvegarde et la revitalisation de leur riche patrimoine culturel et artistique menacé, elles rétablissent des gestes et un savoir-faire millénaires d’une richesse inestimable. Les arts sont aussi une force de guérison dont elles ont le génie et qu’elles déploient dans ce travail mené avec les communautés, en s’assurant que les prochaines générations retiennent et continuent de cultiver ces liens culturels intrinsèques.
Le 30 septembre dernier, Journée de la Vérité et de la Réconciliation, nous avons vu ces femmes pleines d’assurance organiser un grand rassemblement sur la colline parlementaire, au Parc de la Confédération brandir la plume d’aigle de la mémoire.
La Fondation Michaëlle Jean Foundation est infiniment fière d’être à leurs côtés et de soutenir leurs efforts. Je vous présente Dawn Setford, fondatrice et présidente de l’Indigenous Arts Collective of Canada, accompagnée de Marleen Murphy qui portent ce travail essentiel.
Ce que nous avons vécu tout récemment pendant ces semaines d’occupation bruyante au centre-ville d’Ottawa nous a tous pris de court, de par la confusion notable dans les propos, les revendications, les insinuations, les mots d’injure proférés et les gestes de défiance face aux institutions et à l’État.
Nous avons été horrifiés de voir certains brandir, de manière décomplexée, des drapeaux nazis et celui des États confédérés d’Amérique, emblèmes de l’idéologie de la suprématie de la race blanche, du racisme absolu, de l’exclusion et de la haine.
Les personnes racialisées ont été prévenues de se tenir loin du secteur occupé. Certains m’ont rapporté les propos menaçants et injurieux qui leur ont été adressés. Des femmes ont été harcelées par des misogynes haineux. Les plus vulnérables ont été mis à mal.
Écoutez ce témoignage de l’organisation Cornerstone, housing for Women / Le pilier, logements pour femmes, qui vient en aide et accompagne chaque année des centaines de femmes en situation d’itinérance et de précarité extrême à Ottawa :
«staff are scared to go outside of the shelter, especially women of colour. Being able to go outside is the only reprieve many women experiencing homelessness have and they cannot even do that. The incessant honking and noise from the trucks have caused significant anxiety and distress for staff and shelter residents. Women have admitted themselves into hospital due to the increased trauma from the noise and fear. All shelters are having to figure out alternative plans for client transportation to any other program or hospitals in the city. This past weekend Cornerstones operations moved to a crisis response far beyond the impacts of the Pandemic. Senior Managers working the frontlines to ensure staff and women are safe travelling to and from our shelter and residences. Supporting staff and shelter residents while they shake with fear waiting for a bus that never arrives.»
J’en suis particulièrement touchée, ayant moi-même travaillé et participé pendant plus de 10 ans à l’édification du plus vaste réseau de refuges d’urgence pour les femmes victimes de violence et leurs enfants au Canada.
Je ressens chacun de ces mots et les souvenirs de toutes ces femmes que j’ai côtoyées, qui fuyaient la violence d’un conjoint et vivaient des moments de très grande fragilité, me reviennent.
Qu’il est long le chemin des femmes pour la reconquête de leurs droits! Notre combat pour notre émancipation, pour plus de justice et d’équité, est universel et surtout indéniablement lié aux luttes de libération de tous les peuples opprimés.
Prenez le mouvement Black Lives Matter contre le racisme. Il est aussi le fruit du leadership de femmes noires, aux États-Unis et au Canada. Le saviez-vous? Des femmes qui, de surcroit, sont des artistes et des créatrices qui font le meilleur usage du pouvoir des arts et de la culture comme autant de forces, de moyens de résistance et de prise de conscience.
Les Arts, pour dire, pour convoquer et pour agir.
L’histoire nous l’a montré et se poursuit.
Permettez qu’à mon tour que je vous dise ici le combat qui me coule dans les veines.
Ce qui nous définit, chacune et chacun d’entre nous, ce sont les circonstances singulières de nos histoires.
Il est primordial d’en témoigner, de partager cette expérience.
Haiti est là d’où je viens.
L’expérience haïtienne me définit jusque dans le regard que je pose sur l’état du monde. J’en tire des leçons essentielles et fondamentales.
Mon espoir, en l’évoquant et en la partageant, est que cette expérience rejoigne celles et ceux qui l’entendent à la fois dans la dimension d’un exploit collectif et plus largement encore dans la puissance de sa portée universelle.
Nous sommes tous d’une même humanité.
Mes ancêtres sont aussi vos ancêtres, car nous sommes partie prenante de l’expérience humaine qui fonde l’humanité.
Je suis née d’une histoire plongée dans les ténèbres.
Je suis née de ces femmes, de ces hommes et de ces enfants cruellement arrachés et dépossédés de tous leurs biens : leurs noms, leurs langues, leurs cultures, leurs lieux et leurs territoires, leurs communautés, leur dignité, leur liberté et leur humanité.
Je suis née de ces 20 à 30 millions d’êtres humains qui ont été capturés pour être déportés et vendus comme des bêtes de somme.
Je suis de toutes ces vies broyées réduites à néant par différents circuits d’un marché ignoble, parfaitement rodé et convenu pendant des siècles : la traite transatlantique des esclaves, établie entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.
Pour chaque survivant, on estime qu’au moins cinq ont péri, victimes des raids et des attaques lancées lors des captures. Des multitudes mourront enchaînées lors des longues marches forcées des terres jusqu’aux côtes d’embarquement, des violences infligées avant la déportation, comme des maladies et des cruautés subies, entassées dans les cales des navires négriers.
Des milliers furent jetés par-dessus bord, faisant de l’océan Atlantique le plus vaste des cimetières.
Les chiffres sont troublants et cachent des pertes encore plus effroyables.
Je suis née de ces plantations, du travail forcé de millions de mes ancêtres réduits pendant quatre siècles à l’esclavage pour assurer la prospérité des empires coloniaux européens dans leurs avides conquêtes menant à la confiscation du continent dit des Amériques, dont les populations indigènes furent massacrées, appauvries, et dans certains cas exterminées.
Je suis née de Saint-Domingue, l’ancien joyau des colonies françaises d’où a surgi un appel puissant de vaillants combattants noirs, comme Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Alexandre Pétion, Henri Christophe, suivis avec fureur par 500 000 esclaves révoltés.
Je suis née de la lutte de ces hommes et ces femmes armés d’un courage invincible dont nous devons célébrer l’improbable exploit pour mettre fin à un trafic immoral, l’exploitation honteuse et totale qui les condamnait à une non-existence. Ces Noirs ont ressenti jusque dans leur chair trois mots «Liberté, Égalité, Fraternité» qui leur ont insufflé l’immense espoir de renaître à eux-mêmes.
Ces mots et ces valeurs du temps Lumières ont éclairé et donné un sens nouveau à l’humanité
Je suis née de ces femmes et de ces hommes qui ont su se projeter dans la force de ces idées, pour apaiser leur soif de liberté, répondre à leur aspiration profonde d’égalité et à leur besoin immense de fraternité.
Aujourd’hui, chers amis, nous ne serions pas en présence les uns des autres, et la femme que je suis ne serait ici une femme libre n’était-ce le triomphe de ce combat.
Ainsi naquit en 1804 la première république d’hommes et de femmes noirs affranchis par eux-mêmes et qui surent redonner à la terre souillée de leur avilissement et de leur douloureuse captivité son nom d’origine : Haïti.
Ayiti boyo kiskeya, qui voulait dire notre terre montagneuse dans la langue des premiers peuples de cette région des Caraïbes, Arrawak, Taïno et Caribe, décimés.
Le rêve réalisé par Haïti gagna très vite tous les peuples opprimés du reste des Amériques.
Le moment s’est transformé en un mouvement sans précédent.
D’Haïti est venue l’étincelle qui a embrasé le combat pour l’abolition de l’esclavage sur tout le continent.
Toujours debout devant l’histoire, les Haïtiennes et les Haïtiens se souviennent qu’ils ont ouvert la marche vers l’émancipation. Mais à quel prix!
Au fil de six générations, jusqu’à celle de mes parents, Haïti a dû payer l’équivalent de 21 milliards de dollars, capital et intérêts, à l’État français, qui l’a exigé en réparation et compensation pour les propriétaires d’esclaves forcés de fuir leurs plantations.
De cette dette odieuse, l’économie d’Haïti ne s’est jamais remise, jusqu’à devenir le pays le plus pauvre de l’hémisphère, stigmatisé, car aujourd’hui encore on ne fait référence au pays qu’ainsi.
Qu’à cela ne tienne, du moment de la proclamation de la République d’Haïti en 1804, la mobilisation abolitionniste gagnera du terrain et deviendra le premier vrai mouvement mondial.
Trois ans plus tard, en 1807, le parlement britannique adoptera la Slave Trade Act, la loi interdisant la traite, mais pas encore la possession d’esclaves.
L’indépendance complète des pays d’Amérique latine assortie de l’abolition de l’esclavage se réalisera en 30 ans. Et vous savez comment? Avec le soutien de la jeune République d’Haïti dont le premier Président Alexandre Pétion décidera d’appuyer et de financer les expéditions de Simon Bolivar, dit El Libertador, mais à la seule condition que tous les esclaves soient libérés.
Soixante ans plus tard, en 1863, le Président Abraham Lincoln lancera le combat en faveur de l’abolition de l’esclavage dans les États sécessionnistes du Sud.
Au fil des décennies, des femmes et des hommes du mouvement abolitionniste s’en inspireront pour réclamer le droit de vote pour les femmes, notamment Frederick Douglass, Elizabeth Cady Stanton, Lucy Stone, Susan B. Anthony, et Lydia Maria Child, qui écrira, et je cite :
«La ressemblance entre les femmes et la race de couleur est frappante… toutes deux ont été maintenues dans la servitude par la force physique.»
En effet, les femmes, les Noirs et les autochtones ont dû lutter pour être reconnus comme des personnes, des êtres humains à part entière et pour que la reconnaissance de leurs droits.
Nous sommes d’une même histoire… Nous sommes d’une même bravoure.
Souvenons-nous de l’Affaire «personne», chez nous au Canada en 1927, portée par ces cinq militantes, nommées les Célèbres cinq, the Famous Five.
Les Albertaines Emily Murphy, Nellie McClung, Louise McKinney, Irene Parlby et Henrietta Muir Edwards indignées par la décision de la Cour suprême du Canada qui, s’appuyant sur l’article 24 de la Loi sur l’Amérique du Nord britannique, décrétait que le mot «personne» excluait les femmes, décideront de lancer une contestation devant le Comité judiciaire du conseil privé britannique, à Londres, soit le plus haut tribunal d’appel du Canada à l’époque.
Le 18 octobre 1929, la décision est annoncée par Lord Sankey, grand chancelier de Grande-Bretagne :
«L’exclusion des femmes de toute charge publique est un vestige d’une époque plus barbare. Aux personnes qui se demandent si le mot “personne” doit comprendre les femmes, la réponse est évidente, et pourquoi pas?»
En effet, et pourquoi pas?
Il nous faut nous saisir du croisement de nos histoires, nous inscrire dans le prolongement de nos combats pour que tombent barrières et injustices, pour briser ces solitudes, aujourd’hui encore, là où elles persistent, continuer d’exiger que cela change, en brandissant cette même question : Et pourquoi pas?
Cette question fondamentale est au cœur du Sommet pancanadien des Communautés noires / the National Black Canadians Summit, organisé par la Fondation Michaëlle Jean Foundation depuis 2017 en réponse à l’appel de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine : Reconnaissance, Justice et Développement (2015-2024) lancé par les Nations Unies.
Le prochain Sommet, le troisième, se tiendra cette année à Halifax, du 29 au 31 juillet et coïncidera avec la célébration le 1er août, de la Journée de l’émancipation.
Je vous invite toutes et tous à Halifax, ce territoire non cédé de la nation mi’kmaq qui est aussi le berceau de la présence noire au Canada depuis plus de 400 ans, car la route de la traite transatlantique des esclaves passait aussi par la Nouvelle-Écosse.
Les historiens canadiens sont formels, le Canada n’a pas été qu’une terre de liberté pour les esclaves fuyant les États-Unis. Des Noirs et des autochtones y ont aussi été réduits en esclavage.
Cessons de croire, comme nous avons tendance à le faire, que nous, au Canada, sommes à l’abri des détournements du bien commun et même de la distorsion du mot liberté.
Celles et ceux qui ont subi la suppression de leurs droits les plus fondamentaux, ont souffert de la dépossession totale de leur humanité, de leur dignité, de leur intégrité physique et morale, connaissent le prix de la liberté et ce qu’il en coûte pour la reconquérir.
Rien à voir avec les vociférations si déconcertantes et navrantes entendues il y a quelques jours au centre-ville d’Ottawa.
Notre quiétude a été heurtée. Notre économie a été heurtée. Mais, ce qui a également été heurté, c’est tout ce qui nous caractérise, le sens profond de toutes ces valeurs que nous aimons mettre de l’avant, de tous ces acquis qu’il nous faut protéger et cultiver.
La pandémie, en quelque sorte, met en relief nos zones d’ombre, nos faillites, nos erreurs, nos errances, nos angoisses et nos solitudes.
Monsieur le Maire,
Alors que vous me faites ce grand honneur de me présenter la clé de la ville d’Ottawa, je veux vous dire mon rêve pour notre capitale.
Le trésor dans cette ville se trouve dans la somme de toutes ses forces : un milieu associatif vigoureux, des organisations, des institutions solides, des acteurs économiques dynamiques, des établissements de formation et d’enseignement supérieur, plusieurs collèges et écoles, trois universités — avec lesquelles Jean-Daniel et moi aimons collaborer — l’Université Carleton, l’Université Saint-Paul et l’Université d’Ottawa, qui est la plus grande université bilingue, en anglais et en français, dans le monde, dont j’ai beaucoup aimé être la chancelière.
Nous devons pouvoir rassembler toutes ces ressources, précieuses et inestimables, pour faire d’Ottawa un laboratoire vivant, une niche d’excellence, une ville où le développement durable et inclusif, le savoir et la créativité impulsent des synergies gagnantes.
Le rêve pour notre capitale est qu’elle foisonne d’incubateurs et d’accélérateurs, d’espaces collaboratifs pour des jeunes et nouvelles entreprises dédiées à l’innovation, l’entrepreneuriat social, le développement environnemental et tant d’autres filières stratégiques.
Le rêve est aussi de voir se multiplier à Ottawa des ateliers de création, de productions artistiques et culturelles étonnantes où des artistes de tout le pays voudront venir et bénéficier aussi du soutien des institutions culturelles existantes.
Ottawa a tout pour être une capitale des connaissances et des expériences partagées. Une capitale qui invite au dialogue et qui donne l’exemple.
Ottawa devrait pouvoir donner l’exemple d’un environnement urbain dont le souci est une harmonisation esthétique du patrimoine architectural avec les besoins des quartiers et la valorisation de la mixité sociale.
Il y a du beau travail à faire, avec une solide politique de développement du logement social et de l’accès à la propriété.
Il faut revitaliser tous ces quartiers, ces secteurs négligés et défigurés par des bâtiments en décrépitude.
Monsieur le maire,
Vous savez aussi mon attachement au bilinguisme et mon souhait, je ne l’ai jamais caché, que la capitale donne l’exemple au reste du pays de la richesse et des avantages de nos deux langues officielles, en valorisant leur coexistence.
Il me tarde que les restaurants, les commerces et les entreprises, les services à Ottawa soient encouragés et s’enorgueillissent de pratiquer, d’afficher, de dire avec conviction, ici nous aimons vous accueillir, vous servir en anglais et en français.
Et pourquoi pas des incitatifs en ce sens avec une campagne qui dirait «Ottawa la capitale du Canada est fière de célébrer et d’affirmer les deux langues officielles du pays»
Mon rêve pour Ottawa est qu’on cesse de la voir comme la ville dortoir des fonctionnaires fédéraux.
Le rêve pour cette capitale est qu’elle soit fortement investie en faveur de la diversité et de l’inclusion, contre toutes les formes d’exclusion et de discrimination systémique qui mettent à mal notre croissance, notre développement et notre prospérité.
Car l’exclusion est bel et bien une violence qui a pour conséquence un déficit grave de participation, de perspectives, d’idées, d’énergies et de synergies; un déficit grave de tout ce qui impulse plus de démocratie, de développement responsable, pour une croissance et une prospérité pleinement partagées.
Ottawa offre un large bassin de jeunesse de tous les horizons, des jeunes notamment Noirs et autochtones qui veulent être pris en compte comme porteurs de solutions, acteurs de développement et de changement.
Le Prix Esprit de la capitale pour les jeunes, que vous soutenez, Monsieur le maire, en atteste chaque année, et la Fondation Michaëlle Jean Foundation est ravie d’en être partenaire.
Voilà, en ce 8 mars, la clé de cette ville sur mon cœur, citoyenne d’Ottawa, je voulais vous dire à quoi notre ville aspire, son ambition et les forces multiples qu’elle porte en son sein, incluant l’héritage toujours vivifiant et inspirant des premiers peuples de ses origines.
Merci… Miigwetch… Thank you.