Michaëlle Jean : « Les langues créoles pour dire le monde d’aujourd’hui »
Philippe Duhamel
Monsieur l’Administrateur,
Monsieur le Directeur de Cabinet,
Monsieur le Conseiller spécial,
Mesdames les Conseillères, Messieurs les Conseillers,
Mesdames les Directrices, Messieurs les Directeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Zanmi, ki jan nou ye ?
Honè ! Respè !
Cette façon de saluer en Haïti, mon pays natal, nous vient de la lutte d’affranchissement contre le cruel déni d’humanité induit par l’esclavagisme.
Elle dit aussi la longue marche d’émancipation des Haïtiennes et des Haïtiens et elle persiste, de manière courante et solennelle.
Et saluer dans ces mots choisis « Honè ! », à quoi on répond « Respè ! », énonce deux exigences fondamentales et fondatrices.
« Honneur ! » « Respect ! » : nous nous reconnaissons en ces qualités dont nous sommes dignes.
La langue créole nait d’un esprit indomptable de résistance
Devoir résister, oui, chaque jour, chaque instant, affronter une logique adverse, raciste, érigée en système et d’une violence inouïe, dont la finalité est de broyer toute trace de dignité et d’humanité chez ces millions de femmes, d’hommes et d’enfants réduits en esclavage. Cette violence, ce régime de colonisation, criminel et génocidaire, durera plus de quatre siècles.
Des dizaines de millions de femmes, d’hommes et d’enfants, que l’on dépossédera de tout : de leurs lieux, de leurs biens et de leurs moyens de subsistance ; de leurs noms, de leurs liens, de leurs cultures et de leurs traits de civilisation ; de leur descendance, de leur identité, de leur liberté et de leur humanité ; ils seront totalement dépossédés d’eux-mêmes, traités en bêtes de somme.
Mais de quoi cherchera-t-on à les déposséder d’abord ?
De leur capacité à communiquer.
Dans l’enfer de chaque plantation, on prendra le soin calculé d’éviter que ceux et celles réduits en esclavage soient d’une même ethnie et donc, d’une même langue.
Il faudra leur enlever de manière systématique tout repère, toute possibilité d’expression donc de rébellion.
On leur mettait des fers, des mors en bouche.
Certains étaient polyglottes, on leur coupait la langue.
La langue créole est donc un acte de résistance, né d’un besoin impérieux et absolu d’exister : dire et se dire, en toute intelligence.
Nous ne sommes pas des bêtes, nous sommes des êtres humains, nous pensons.
Le fouet, les chaînes et les supplices, le viol, l’humiliation quotidienne pour détruire et annihiler, la cruauté, rien n’y fera.
Le génie sera d’assimiler les mots et la langue des maîtres, de retenir la syntaxe commune aux différentes langues africaines d’origine, tirant avantage d’être issus de mêmes régions, principalement d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale.
La langue se forge ainsi dans l’urgence autour d’images et de gestes. En créole haïtien pour dire beaucoup, on dit « ampil », en pile. Pour dire tiens, on dit « min », je te donne à la main. Pour dire souci et complication, on dit « tèt chajé », la tête chargée...
La langue créole sera ainsi, comme le jazz, expression créative et imagée. Elle naît aussi subversive.
Détourner de leur sens les mots de l’injure.
Vous nous appelez nègres ! Désormais nous revendiquerons le mot nègre pour désigner l’homme, tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau. Et pour dire personne, nous disons « Moun » du nom des peuples Ba Moun du Cameroun. Ti moun, grand moun, tout moun cé moun. Nou sé pitit guinin, nou se Kongo, nou se Nèg Dahomé...
La mémoire est là, cultivée, nous la reprenons, comme un mantra. Elle est vitale, pour se dégager du piège de l’aliénation.
Et puis, pour revenir à la subversion, action destinée à troubler l’ordre établi souvent pour revendiquer et signaler une condition, il y a la négritude. Aimé Césaire disait si justement : la négritude n’est ni affaire de peau, de couleur ou de race, elle est une condition, elle dit une révolte. L’on a vu surgir au Québec, la revendication identitaire des « Nègres blancs d’Amérique. »
En Haïti, nous adopterons et chérissons encore aussi les mots des peuples indigènes victimes de cette même tragédie, conquis, dépossédés de la même manière et réduits eux aussi en esclavage dans les plantations et sur leurs propres terres.
Ces peuples, Arrawak, Tainos, Karibe, aujourd’hui décimés auront su instruire les Africains des vertus des plantes du territoire, certaines, bonnes pour survivre, d’autres qui seront des armes redoutables, pour empoisonner ou zombifier les tortionnaires.
Les indigènes retranchés dans la profondeur des forêts abriteront et sauveront les marrons en fuite, les aideront à organiser les révoltes, leur légueront certaines de leurs croyances et pratiques spirituelles, pérennisées par le vaudou.
C’est en hommage à ces premières nations que les révolutionnaires noirs victorieux aboliront les dénominations coloniales Saint Domingue et Hispañola, pour redonner à l’île le nom de ses origines : Ayiti boyo kiskeya qui signifie terre montagneuse. La République d’Haïti sur l’île de Kiskeya. Nous ne disons pas Antilles, mais Caraïbes.
Le mot « créole » vient du mot espagnol Criollo, du verbe criar, qui signifie élever. Donc los criollos, les créoles désignent ceux venus d’ailleurs, mais élevés ou nés sur place.
La langue créole est donc née du lieu et de tous ces métissages. Elle raconte, elle témoigne, elle affirme, elle rappelle, elle persiste, elle est partagée sur ces continents et entre les peuples qui ont cette histoire en partage.
Elle gagnera en légitimité et surtout en sophistication. Elle a ses variantes adossées au français, à l’espagnol, à l’anglais, au portugais, au hollandais, certaines à plusieurs de ces langues des puissances coloniales qui se succédaient. Dans le créole haïtien vous trouverez du français surtout, mais aussi de l’espagnol, de l’anglais.
Les langues créoles ne sont pas des patois, ni du « petit nègre ». Elles ont leurs grammaires, leurs grammairiennes et leurs grammairiens. Nées de l’oralité, elles produisent maintenant des littératures fortes et foisonnantes, des poètes, écrivains, dramaturges, auteurs et compositeurs de grand talent qui disent autrement le monde, par le prisme de nos expériences, de nos regards, de nos récits, de nos histoires.
Le créole est langue officielle en Haïti au même titre que le français. Les textes administratifs et de lois doivent être obligatoirement rédigés et communiqués dans les deux langues, et cela depuis la nouvelle constitution haïtienne de 1987 promulguée au renversement de la dictature des Duvalier qui maintenait la langue française comme langue du pouvoir pour exclure la masse, exclure le plus grand nombre.
Les deux langues sont enseignées de l’école élémentaire jusqu’aux études supérieures. La langue créole est ainsi devenue un vecteur de concepts et de connaissances, des humanités et des sciences.
C’est avec beaucoup d’émotion et d’intérêt que je prends part aujourd’hui, ici, au Siège de l’Organisation internationale de la Francophonie, à cette table-ronde sur « Les langues créoles pour dire le monde d’aujourd’hui », inscrite dans le riche programme du Festival des langues et des cultures créoles, Festival lang épi kilti kréyol, que la Compagnie Difé Kako organise chaque automne, tout au long du « Mois Kreyol », à Paris et dans toute l’Ile de France, en mobilisant une multitude de partenaires.
Vous êtes, chère Chantal Loïal, la principale, le corps et l’âme de ce festival. Vous qui avez récemment été qualifiée dans la presse française d’ « étoile radieuse des créoles », vous qui n’avez de cesse depuis des années de mettre votre talent lumineux de danseuse, de chorégraphe et d’artiste engagée au service de cette force de résistance qui refuse de mourir, car elles est tout le contraire, généreuse et enrichissante.
Si je suis émue aujourd’hui, vous le devinez aisément, c’est d’abord, en raison de mon rapport intime et passionné au créole, à cette histoire qui nous définit et nous rapporte aussi à nos racines, nous les afro-descendants qui nous sentons souvent orphelins.
J’aime ce blues « sometimes I feel, like a motherless child... a long way from home ».
Mais quel bonheur d’arriver en terre béninoise, à Ouidah au Bénin et de pouvoir entonner avec des Béninoises et des Béninois, « Dambalah wè dlo, cé bon, cé bon, woye. Aida wè dlo cé bon, cé bon. Lè ma monté choual mwin gin moun ka krié, woye... » ou « Simbi dlo yayé, Dambalah wè dlo yayé... » et de les entendre répondre au cri de ralliement à ALLADAH, terre d’origine de Toussaint Louverture « AYI BOBO ! »
Cela, je vous assure, est incomparable !
Je plains ceux qui volontairement l’oublient et s’en écartent, qui nient cette mémoire, cette africanité globale, pourtant bien inscrite dans l’Histoire de l’humanité. Cette amnésie est symptomatique, l’indice d’une aliénation persistante. Effaçons ! Surtout n’en parlons pas ! Or dans le déni, tout finit par nous rattraper.
Nos langues créoles sont racines et rhizomes, elles sont une matrice et grâce à elles nous avons su nous reconstruire, renaître à nous-mêmes.
Mais le combat est un long chemin.
Je pense souvent à l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987 : « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République. »
À cette profession de foi, Haïti doit encore s’assurer d’une application solide sur le terrain, pour bien enjamber le fossé des classes sociales, se doter d’une politique linguistique adaptée qui consolide cette coexistence des deux langues, d’une stratégie cohérente qui puisse enfin mettre en lumière ce double patrimoine linguistique d’égale richesse, ces « deux fers au feu d’Haïti » comme dirait ma grand-mère.
La « question linguistique haïtienne », pour reprendre le titre de l’un des ouvrages récents de mon ami, le linguiste haïtien Robert Berrouët-Oriol, est extrêmement complexe, et, même si différents gouvernements ont souhaité l’aborder, les réponses apportées à ce jour demeurent encore largement insatisfaisantes. Combien de réformes – « Réforme Bernard » en 1979, Plan national d’éducation et de formation en 1997, Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous en 2007 - sans qu’un véritable projet d’aménagement linguistique ait vraiment vu le jour.
J’apprends avec plaisir qu’un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » a été publié fin octobre, et qu’il comporterait des avancées quant à l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif national.
Je veux saluer le travail appliqué voire exemplaire effectué en ce sens par les autorités mauriciennes.
Les spécialistes de la question, ici présents, je les salue, savent que beaucoup d’autres pays et territoires, de la Caraïbe ou de l’océan Indien, pour ne citer que ces deux régions créolophones, se trouvent confrontés à la même problématique. La table-ronde d’aujourd’hui permettra certainement de faire progresser la réflexion et je m’en réjouis.
Cette réflexion, et plus largement encore, celle de la relation entre le français et les nombreuses autres langues de l’espace francophone, celles que nous appelons des langues « partenaires », est au cœur de l’action de la Francophonie depuis des décennies.
Car la grande force des hommes et des femmes qui ont affranchi leurs pays et leur ont donné une pleine existence est d’avoir fait de la langue française, langue de colonisation, la langue leur langue émancipation au moment des indépendances, de l’avoir retenue comme langue officielle, aux côtés d’une ou de plusieurs autres langues nationales, dont les langues créoles.
La Francophonie œuvre à la promotion du multilinguisme comme une richesse pour l’humanité car toutes les langues, indépendamment de leur portée, qu’elles soient internationales, nationales, locales ou régionales, constituent un élément fondateur de l’identité des peuples et des individus.
L’OIF a toujours été très attentive aux relations fécondes entre cette langue française, formidable trait d’union et outil de coopération entre les peuples des 88 États et gouvernements qu’elle rassemble désormais sur les cinq continents, et ce foisonnement d’autres langues, au contact desquelles elle connaît une nouvelle vigueur, par un croisement des énergies, des imaginaires, des récits, des patrimoines, dans un métissage toujours plus vivifiant et salutaire.
C’est au regard de ces alliances puissantes et dynamiques qui se nouent dans la rencontre des peuples et de leurs langues, que la Francophonie résiste à la standardisation et à la pensée unique.
Et les langues créoles sont justement nées de ces alliances fécondes, de ces passerelles créatives, de ces contacts si enrichissants entre les peuples.
Elles sont, je le disais, autant de vecteurs de traditions, de connaissances, de traits de civilisation, de marqueurs d’expériences, elles disent des parcours vaillants et courageux de libération, elles expriment des nuances et des sensibilités, un rapport très particulier à un territoire et au monde.
C’est ce pluralisme des peuples et de leurs réalités que nous nous évertuons à rappeler avec force à travers nos plaidoyers et nos programmes.
À ce titre, nous avons appuyé différents colloques scientifiques sur les créoles, comme celui qui s’est tenu à l’Université Assane Seck de Zighinchor (Sénégal) du 11 au 14 juin 2018 ou celui, tout récent, à l’Université des Seychelles du 28 octobre au 3 novembre.
C’est à ce titre également que la 3e édition de notre Cours en ligne ouvert massivement (Clom) en inter compréhension des langues a inclus la situation des créoles liés aux langues romanes qui tissent des liens étroits entre eux par-delà les océans.
C’est aussi au nom de la diversité linguistique que nous avons très tôt diffusé une idée, maintenant admise par tous les linguistes et les pédagogues, et que j’espère bientôt partagée par nos dirigeants : celle que s’enraciner dans sa propre langue est essentiel pour s’ouvrir pleinement à d’autres langues et à d’autres cultures, pour acquérir efficacement des savoirs, mais aussi pour établir des échanges essentiels au développement économique des pays, comme à la stabilité et à la paix.
La politique linguistique promue par la Francophonie accorde une importance particulière à l’enseignement des langues nationales, convaincue que l’apprentissage de cette langue « autre » ou seconde qu’est souvent le français, passe par la maîtrise de la « langue maternelle ou première ».
C’est à l’école qu’un aménagement judicieux entre le français et les langues nationales doit se mettre en place dans nos pays membres. Et c’est, justement, un accompagnement à cet important processus que propose l’Initiative « École et Langues Nationales – ELAN » mise en œuvre par l’Institut de la Francophonie pour l’Éducation et la Formation (l’IFEF) dans quinze pays d’Afrique subsaharienne francophone. Nous souhaitons à présent développer un volet en langue créole à partir d’une expérimentation menée en Haïti de 2011 à 2014, ainsi qu’aux Seychelles, dans le cadre du pacte linguistique qui nous a liés à ce pays.
Adaptée à la coexistence du français et du créole dans les sphères publiques et privées de ces deux pays, l’approche de l’OIF a consisté à introduire dans des écoles, dès la petite enfance, un apprentissage bilingue. L’utilisation du créole, qui est, dans la vaste majorité des cas, la langue maternelle des enfants, a permis à ceux-ci, selon l’évaluation du programme par des experts, de mieux développer les capacités langagières nécessaires pour apprendre à lire et à écrire. À l’issue de deux études complémentaires, des experts ont conclu que l’approche avait apporté une véritable plus-value à la fois dans la maîtrise du créole et dans celle du français. Une belle illustration de ces relations fécondes entre les langues que j’évoquais à l’instant.
L’introduction du créole à l’école requiert une formation spécifique des maîtres, la mise en place d’outils pédagogiques innovants et efficaces, autant de domaines dans lesquels l’IFEF est de plus en plus performant.
Mais la promotion plus générale du créole exige aussi des efforts de recherche, de création et de diffusion d’une terminologie qui le rende apte à exprimer la modernité, à « dire le monde d’aujourd’hui », pour reprendre le titre de la table-ronde.
Cette promotion passe également par un travail considérable de normalisation, qui peut être effectué par l’Université, en lien étroit avec la mise en place d’institutions d’aménagement linguistique ou d’académies du créole.
Vous en parlerez certainement au cours de cette table-ronde.
Mais donner aux créoles leur place légitime dans les sociétés où ils sont nés, ne peut être que le fruit de politiques résolument volontaristes.
L’on ne peut pas se contenter d’effectuer une promotion ponctuelle ou rituelle, voire folklorique, du créole, notamment le 28 octobre qui est l’occasion de célébrer la langue et la culture créoles partout dans le monde.
Il faut une gouvernance linguistique forte et inventive, comportant l’exigence de la mise en œuvre effective et mesurable des droits linguistiques de tous les citoyens.
Cette question des droits linguistiques, qui font partie des droits humains fondamentaux, se pose partout, et elle revêt une acuité particulière dans les territoires créolophones.
Je crois savoir, Mme la Directrice, que vous avez prévu de travailler sur cette question dans le cadre de la prochaine programmation, notamment à travers le protocole d’entente avec l’Observatoire international des droits linguistiques de l’Université de Moncton au Nouveau Brunswick que j’ai signé en mars dernier et le nouveau Dispositif d’observation des dynamiques culturelles et linguistiques mis en place au sein de la direction « Langue française, culture et diversités ».
Je formule le vœu que nous sachions rassembler toutes nos énergies et nos initiatives, celles des Universités, celles des organismes d’aménagement linguistique, comme la Délégation générale à la langue française et aux langues de France qui est partenaire du « Mois Kreyol », celles de l’OIF et des autres organisations géoculturelles réunies dans le dialogue des « Trois espaces linguistiques », mais aussi, de l’UNESCO qui porte la dimension internationale de la promotion de la diversité linguistique, afin de les inscrire dans une dynamique de réflexion et de partage en vue d’interventions institutionnelles durables.
Je vous remercie de votre attention.
Mèsi ampil !
Intervention de Michaëlle Jean lors de la table-ronde intitulée « Les langues créoles pour dire le monde d’aujourd’hui », qui s'est tenue au siège de l'OIF, le 7 novembre 2018, dans le cadre de la seconde édition du Mois Kréyol à Paris et en Île-de-France.
Source : OIF
https://www.youtube.com/watch?v=ReLZQ55eM5I
https://www.francophonie.org/Discours-SG-creole-pour-dire-le-monde-49330.html?fbclid=IwAR04caKmQpLonwy_cqEZwl3N89bDj4JdRgXvQsOEAwTJ0yXwezwh-gfkmuQ