DE L’USAGE DU MOT « NÈGRE »
Le mot qui commence par N n’est pas à prendre à la légère. Certains de nos lecteurs le reçoivent comme une insulte raciste, peu importe le contexte, ce à quoi nous sommes sensibles. C’est pourquoi les journalistes de La Presse l’utilisent avec parcimonie, en prônant le respect et la retenue, mais pas la censure. Dans le texte qui suit, l’auteure Michaëlle Jean utilise le terme à plusieurs reprises pour exprimer une opinion qui mérite sa place dans le débat public. Nous préférons vous avertir.
MICHAËLLE JEAN
EX-GOUVERNEURE GÉNÉRALE DU CANADA ET EX-SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA FRANCOPHONIE
Au sujet de l’usage du mot « nègre » : la valse des excuses ne règle rien. Le problème demeure entier et c’est de cela qu’il faut parler.
Il y a l’exaspération de tous ceux et celles qui en font les frais quand, dans sa charge haineuse, le mot porteur de la violence historique d’un racisme toujours récurrent nous est craché au visage. La blessure reste entière et le traumatisme profondément ancré.
Il y a également comment ceux et celles qui ont su et qui continuent de résister, face à l’outrage abyssal et criminel fait aux peuples noirs, ont cherché à ennoblir le mot.
Oui, s’approprier le mot « Nègre », avec un N majuscule et une charge d’humanisme. Le mouvement international de la Négritude, partant aussi de la révolution haïtienne, l’a revendiqué ainsi, à bon escient, de manière subversive.
Jean-Daniel Lafond a salué dans un film cette « manière Nègre », assumée, revendicatrice et émancipatrice, d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor, de René Depestre et tant d’autres qui ont porté bien haut ce combat. D’où le titre du film La manière Nègre : Aimé Césaire chemin faisant.
Et puis il y a eu aussi, à l’étonnement d’Aimé Césaire lui-même, le film de Lafond en atteste, cette voix venue du Québec, celle de Pierre Vallières qui, voulant établir un parallèle entre la condition des Noirs et celle des Québécois prolétaires humiliés par une oligarchie anglophone, écrira en 1966 Nègres blancs d’Amérique. Le livre politique et polémique en question, Vallières l’écrit après 29 jours de grève de la faim durant son incarcération à la prison de Tombs à Manhattan, avec Charles Gagnon, cofondateur du FLQ. L’inspiration lui en vient au contact de tous ces Noirs américains qui constituent la majorité derrière les barreaux, mais aussi des Black Panthers avec lesquels le FLQ avait établi des liens. Le livre est publié en 1968, le public se l’arrachera et plus de 100 000 exemplaires seront vendus.
LES LIMITES D’UNE COMPARAISON
La comparaison établie par Vallières a tout de même ses limites, et voici son argument pour parler des Québécois, nègres blancs : « N’ont-ils pas, tout comme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d’œuvre à bon marché dans le Nouveau Monde ? Ce qui les différencie : uniquement la couleur de la peau et le continent d’origine. Après trois siècles, leur condition est demeurée la même. Ils constituent toujours un réservoir de main-d’œuvre à bon marché que les détenteurs de capitaux ont toute liberté de faire travailler ou de réduire au chômage, au gré de leurs intérêts financiers, qu’ils ont toute liberté de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds. »
Lorsqu’il en parle ainsi dans le film de Lafond, je lui réplique « les nègres blancs ont aussi leurs nègres noirs ».
La différence n’est pas que la couleur de la peau et le continent d’origine. Les Noirs capturés en Afrique par millions, violentés, massacrés, dépossédés de tout ce qui définissait leur humanité, ne sont pas arrivés sur ce continent dit des Amériques pour le conquérir, le coloniser, l’occuper, soumettre totalement les peuples dont c’était le territoire ancestral. Ils y ont été déportés pour y être vendus comme des bêtes de somme et être réduits en esclavage. Lorsque le Blanc, qu’il soit francophone ou anglophone, prolétaire ou nanti, fait usage du mot « nègre » en le déchargeant sans souci de sa lourde connotation, ou encore de façon intentionnellement raciste pour détruire l’autre, l’exclure de manière même systématique, ce qui l’emporte encore c’est l’idéologie de la suprématie de la race blanche qui pollue nos esprits, empoisonne nos vies et nous fait mourir.
Des jeunes comme l’artiste Ricardo Lamour et des milliers d’autres le vivent, l’ont au travers de la gorge et n’en peuvent plus.
Que l’on soit d’accord ou pas avec Lamour, il l’a manifesté, a interpellé des institutions et porté plainte en usant d’un processus démocratique. Je me souviens de ce que l’illustre écrivain Victor-Lévy Beaulieu a écrit à mon sujet et a mis en exergue dans son livre intitulé LA REINE-NÈGRE (Éditions Trois-Pistoles), au nom de sa liberté de déverser de manière pernicieuse son fiel dans ses chroniques contre moi. J’aurais pu, voire peut-être dû porter plainte. J’ai encaissé, ce fut dur, blessant, révoltant, mais je n’en pense pas moins.
J’estime cependant irresponsable que des personnalités médiatiques et politiques, du haut de leur pouvoir d’influence, fassent totalement fi des menaces, des injures, de la violence inouïe des propos racistes massivement déchaînés sur les réseaux sociaux et ailleurs, contre Ricardo Lamour et contre tous ceux et celles qui comme lui ont osé signaler le malaise que suscite le mot « nègre ».
Ce malaise existe et c’est de lui qu’il faut tenir compte et débattre.
Source : LaPresse+, édition du 13 juillet 2022.