La vérité, pour renaître à nous-mêmes
Mot d’ouverture par la très honorable Michaëlle Jean
dans le cadre de la conférence en ligne sous le thème
« Témoignages d’espoir : Une Célébration du Canada », le 29 juin 2020
La vérité, pour renaître à nous-mêmes
Chers amis,
Je veux d’abord saluer, et je le dis avec tout mon amour et une infinie reconnaissance, les Premiers peuples qui portent, depuis des temps immémoriaux, le souffle et l’âme de cet immense, ce magnifique territoire boréal qu’est le Canada.
Ce territoire n’a pas de secrets pour les Premières Nations, les Métis et les Inuits qui sont les gardiens et les garants d’un si riche patrimoine millénaire, à la fois naturel, culturel et linguistique, matériel et immatériel, dont nous ne pouvons apprécier aujourd’hui qu’une infime partie.
La perte est abyssale. Combien de langues et de traces en effet disparues, privant ainsi d’un savoir indispensable non seulement les peuples dont l’identité et l’existence en sont le substrat, mais nous tous, l’humanité dans son ensemble.
Nos frères et nos sœurs autochtones persistent à nous rappeler, sans cesse, ce trésor et cette mémoire qu’ils détiennent et qu’ils souhaitent partager avec nous et avec le reste du monde, l’importance de sauvegarder ce territoire et toute la vie qu’il abrite.Ils le disent avec ferveur, dans le cœur battant et vibrant des tambours, leurs chants et leurs incantations, leurs danses et leurs récits qui évoquent non seulement le Créateur, mais convoquent aussi les esprits des ancêtres, leurs précieux enseignements, l’appréciation de tous les savoirs et de toutes les connaissances qu’ils nous ont légués.
La parole des peuples autochtones est si profonde qu’elle m’émeut toujours. Elle témoigne de tant d’épreuves, de souffrances et de blessures.
Elle est surtout une parole de résistance, dans des mots aussi fiers que tenaces qui ont su traverser cinq siècles de colonialisme et de luttes.
Des mots qui disent aussi leur imparable volonté de sauvegarder leurs expériences, leurs savoirs, de partager leurs histoires, leurs traits de civilisation, leur rapport au monde, au caractère sacré de toutes les créatures et au territoire.
Quelle douleur pour ces premiers habitants de se voir perpétuellement exclus, marginalisés sur cette terre qui est la leur et dont ils ont été si abruptement dépossédés, alors qu’ils ont tant donné et qu’ils ont encore tant à offrir.
Et c’est en ces termes que les peuples autochtones souhaitent être entendus, pour que nous puissions penser avec eux, un avenir en commun.
Gouverneure générale du Canada, lorsque le 15 octobre 2009, j’ai eu l’immense privilège de procéder au lancement de la Commission Vérité et Réconciliation, avec des survivantes et des survivants des écoles résidentielles, accompagnés de leurs enfants et de leurs petits-enfants, j’ai eu ces mots :
« Quand le présent ignore les torts du passé, l’avenir n’a de cesse de se venger. C’est pourquoi nous ne devons jamais, au grand jamais, nous détourner de chaque occasion qui nous est offerte de confronter l’histoire ensemble — chaque occasion de réparer un tort doit être saisie. »
Or, n’est-ce pas de cela dont il est plus que jamais question, en cette période de conflits sociaux, le regard plongé dans ce que cette pandémie nous révèle ?
Nous voyons combien il est impératif que nous, Canadiennes et Canadiens de tous les horizons, sachions nous unir, en nous souvenant de là d’où nous venons, de nos écueils, des temps difficiles et douloureux, du long chemin parcouru, comme de nos nombreux accomplissements, les acquis et les valeurs que nous voulons continuer de voir triompher pour aller de l’avant, ensemble.
Nous ne pouvons célébrer le Canada que sur cette grande espérance, si urgente, si fondamentale et fondatrice.
En ces temps de toutes les incertitudes et de toutes les angoisses, qui sait dans quel état nous sortirons de cette crise ?
Après que nous ayons dû nous tenir à distance les uns des autres, nous confiner, fermer usines, bureaux et entreprises des mois durant, verrons-nous avec une infinie tristesse nos efforts s’effondrer ?
Nous avons craint. Nous avons vu plusieurs de nos aînés nous quitter, sans que nous ayons pu les accompagner, en toute dignité dans leurs derniers moments ni leur rendre l’hommage qui leur était dû.
Ce chagrin ne nous quitte pas.
Le voile est enfin totalement levé sur les mauvais traitements infligés à nos aînés.
Il a fallu une pandémie, pour que l’horreur et les conséquences de nos aveuglements irresponsables soient prises en compte, dans la honte.
Il aura fallu une pandémie pour que soient prises en compte, dans la honte, les conséquences horribles de toutes nos négligences, de l’irresponsabilité derrière nos aveuglements structurels.
Et nous devrons tout faire pour que la bonne volonté exprimée se traduise en actions.
Pour nos communautés les plus délaissées, pour les plus vulnérables d’entre nous, pour les jeunes frappés par l’exclusion, pour les femmes maltraitées et en danger ainsi que leurs enfants, pour les migrants, les demandeurs d’asile et les travailleurs saisonniers, nous voyons se produire le pire et nous redoutons fortement que les fossés ne se creusent toujours davantage.
Ce qui nous permet cependant d’espérer c’est la vaillance des femmes et des hommes qui sont aux premières lignes, en très grand nombre des immigrants qui ne reculent devant aucun effort, mais, bien au contraire, qui répondent à l’appel du devoir avec un dévouement forçant l’admiration et qui affrontent tous les risques pour atténuer des souffrances, sauver des vies, maintenir et assumer des services essentiels.
Je me souviens de ma mère, infirmière psychiatrique et gériatrique qui avait cette même vocation, cette même ardeur au travail. Tout comme ma tante, qui est morte seule à Montréal dans un centre de soins de longue durée terrassée par la COVID-19. Aucun membre de sa famille n’a été autorisé à l’accompagner.
Notre gratitude va également à ces chaînes de solidarité qui persistent pour s’assurer que les réalités, les voix des plus fragiles et des plus démunis soient entendues.
Ce qui s’exprime avec force également ces jours-ci, c’est un niveau d’exigence très élevé pour le respect de la vie, des droits, de l’État de droit, des principes et des valeurs. Des citoyennes et des citoyens descendent par milliers dans les rues pour réclamer, exiger, se prononcer, avec un souci constant de vigilance.
La brutalité et le supplice infligés à George Floyd, lors de cette interpellation policière meurtrière à Minneapolis aux États-Unis, n’ont pas manqué de susciter l’indignation et l’effroi.
L’homme noir cloué au sol.
L’homme blanc en uniforme, bien à son aise, qui appuie de tout son poids son genou sur la nuque de sa proie.
L’homme noir gémissant de douleur et disant clairement qu’il meurt.
L’homme blanc en uniforme, bien à son aise, appuyant davantage pour lui couper le souffle et qui lui donne la mort.
George Floyd n’est ni le premier et non plus le dernier à subir cette rage. La liste est longue et accablante. Pas seulement aux États-Unis. Ailleurs et chez nous aussi.
La liste où figure désormais le nom de George Floyd est aussi interminable qu’accablante, elle témoigne d’une furie meurtrière qui fauche des vies partout.
La brutalité policière, l’usage de force excessive, le profilage racial, Noirs et autochtones en savent quelque chose.
Combien de statistiques, de données, de rapports, d’études et de ces images d’agressions et de brutalité qui disent à l’évidence le caractère odieux du racisme.
Ce qui revient à notre souvenir ce sont les marques et les stigmates de l’histoire coloniale qui a fait des Noirs et des peuples indigènes, et cela des siècles durant, les derniers des derniers en les privant de leur humanité. Qu’on se souvienne des Noirs et des autochtones réduits ensemble à l’esclavage dès les années fondatrices de ce pays et sur tout ce continent.
Mais l’espoir que cela change est à notre portée. Il est dans les cœurs et dans le courage de ces milliers et milliers de manifestants, toutes couleurs et origines confondues, en grande majorité des jeunes qui, défiant la pandémie, n’ont pas hésité à défiler dans plusieurs villes au Canada, comme ailleurs dans le monde, en scandant « Black Lives Matter! La vie des Noirs aussi compte ! Toutes les vies comptent ! » et en reprenant les derniers mots de George Floyd « I can’t breathe! J’étouffe ! »
L’air est en effet devenu de plus en plus irrespirable, vicié par la haine de l’autre, les relents fétides de la xénophobie, du racisme contre les Noirs, les basanés, les Asiatiques, les autochtones, tant d’incidents brutaux et mortels homophobes ou encore contre les musulmans, l’antisémitisme récurrent, l’extrémisme, le terrorisme, les fusillades et les massacres, certains visant les femmes. Cette folie étouffe et empoisonne le monde.
Mais pire encore, il y a l’indifférence.
Est-ce trahir notre pays que de dire que le racisme est systémique, c’est-à-dire sournoisement lové dans les mentalités, les partis pris et les pratiques dans bien des secteurs de notre société, entreprises et institutions ?
Est-ce trahir notre pays que de dire que ce racisme systémique mine et détruit des vies ?
Certains le pensent et préfèrent se réfugier dans le déni.
L’espoir est dans le désir de servir notre pays, en n’hésitant pas à nous livrer au devoir de vérité, en réclamant à hauts cris un nouveau départ. Rien ne met plus en évidence cette volonté que l’appel à mettre fin à la discrimination et au racisme systémiques.
Des citoyennes et des citoyens, des collectivités entières se lèvent et exigent davantage, parlent haut et fort et demandent que des actions soient prises. Respect ! Reconnaissance ! Équité pour toutes et pour tous !
L’heure est venue, je crois, pour nous d’agir et de construire notre avenir ensemble sur les bases solides de tout ce que nous avons en partage, les valeurs d’un humanisme universel, en mettant le meilleur de nous-mêmes au service de la justice.
L’espoir réside dans notre sentiment d’urgence, nos appels pressants à combattre toutes les formes d’inégalité économique et sociale, à faire en sorte que toutes et tous puissent jouir des mêmes droits à la liberté, à la tranquillité d’esprit, à la dignité en toute sérénité, au bien-être physique et psychologique, à la sécurité, avoir des conditions de vie décente et une même assurance face à l’avenir.
L’espoir est dans cette volonté si fortement exprimée et manifeste de faire tomber les murs de l’indifférence, de faire entendre ce que produit l’exclusion et de faire comprendre qu’elle est l’une des pires agressions et qu’elle induit tant de violences.
L’espoir est dans la mobilisation de toutes nos forces vives et citoyennes qui réclament des politiques publiques sans compromis face aux iniquités.
L’espoir est dans toutes nos qualités et nos capacités réunies, notre intelligence collective pour rien d’autre que l’éradication de toutes les formes de discrimination et d’injustice.
L’espoir est dans toutes nos voix rassemblées, frères et sœurs de la même race, d’une même race humaine assoiffée de changement, unis par tous ces gestes qui font la différence et qui nous permettent d’avancer, de vaincre la terreur, la cruauté et le mépris.
Chers amis,
Le Canada que nous aimons, que nous voulons célébrer aujourd’hui, ne peut-être du mauvais côté de l’histoire.
Nous ne laisserons pas le pays que nous aimons partir à la dérive, à contre-courant de l’espoir qui est à notre portée, même en ces temps difficiles.
Cet espoir suppose que nous ne ménagions aucun effort et que nous demeurions surtout vigilants.
Nous marquons cette journée du multiculturalisme, cet idéal érigé en système au Canada et dont nous célèbrerons 50 ans de mise en pratique, chargé de bonnes intentions, se voulant à contrecourant de l’assimilation, voulant mettre en relief la richesse de notre diversité.
Toutefois, l’idéal du multiculturalisme que nous célébrons aujourd’hui ne doit pas nous détourner de la somme des inégalités et des injustices persistantes qui compromettent notre capacité à bien vivre ensemble.
Cet espoir demande aussi du courage. Celui de ne pas détourner le regard, mais de bien voir, bien comprendre pour mieux agir et de manière inclusive et exemplaire.
J’ai entendu « Rien qui nous concerne ne doit se penser, ni se réaliser, sans nous ! » et je suis d’accord. Le changement que nous voulons est une approche inclusive, une œuvre collective, une responsabilité partagée.
La voix des opprimés, leur expérience et leurs perspectives font partie de la solution.
Voici donc venu le temps de tous nos espoirs, de tenir compte et de reconnaître la somme des pierres que des femmes, des hommes, des jeunes, des organisations et des institutions apportent à l’édifice, à l’édification du pays que nous voulons, un Canada fondé sur la justice et l’équité.
Michaëlle Jean
Source: https://bit.ly/2BoFfe1