À VOUS LA PAROLE, Le Droit : «Nous sommes et nous serons!»
OPINION / À ce cri de ralliement lancé par les francophones de l’Ontario et de tout le Canada, la Francophonie des cinq continents répond, « surtout sachez que vous n’êtes pas seuls ! »
L’on reconnaît la force et la grandeur d’un pays, à sa capacité et à sa volonté d’accepter l’épreuve de la vérité et d’engager une réflexion critique. L’exercice est crucial, francophones et anglophones au Canada doivent s’y prêter ensemble, comme une exigence, admettre, sans détourner le regard, et là est l’espoir, que nous pouvons renaître même des décombres et du désastre, dès lors que nous en avons la volonté.
Car, la situation de nouveau infligée aux francophones de l’Ontario, au péril de la pleine reconnaissance de leurs droits et de leurs acquis de si hautes luttes, fait bondir et met surtout le Canada face à lui-même. Car c’est de l’histoire d’une expérience collective canadienne qu’il s’agit et qui s’inscrit au fondement même d’un chapitre de l’histoire de l’humanité.
Que nous dit cette histoire ? Que toute aventure humaine commence par les langues, et combien chaque langue rassemble, en elle et autour d’elle, des singularités qui l’animent, la personnalisent, la propagent.
Cette histoire nous dit que la langue est ce lien vital, viscéral, organique, par lequel nous nommons le monde, nous nous reconnaissons en l’autre et reconnaissons l’autre en nous. Notre langue est aussi ce verbe originel qui nous enracine dans le terreau des civilisations.
Chaque langue qui disparaît ou que l’on affaiblit est une perte inestimable, pour le peuple dont elle est le substrat identitaire, comme pour le patrimoine universel.
Demandez aux premiers peuples autochtones du Canada dont les langues ont été broyées sous l’étau de la colonisation, ils vous diront la tragédie abyssale, et j’ajouterais, non seulement pour eux-mêmes, mais pour nous tous.
L’écrivain Amin Maalouf déclare sans équivoque que « rien n’est plus dangereux que de chercher à rompre le cordon maternel qui relie un homme à sa langue. Lorsqu’il est rompu, ou gravement perturbé, il se répercute désastreusement sur l’ensemble de sa personnalité ».
C’est ce qui explique que l’on soit si attaché à « sa » langue et qu’on la défende avec ferveur, en faisant montre d’un esprit de résistance, en tout lieu et en tout temps.
Vivre en français partout au Canada c’est résister, même si les droits en matière linguistique sont clairement reconnus dans la Charte canadienne des droits et libertés enchâssée dans la Loi constitutionnelle de 1982. Manque encore une vraie prise de conscience que chacune de nos deux langues officielles est une fenêtre de plus qui s’ouvre sur le monde. De cette double chance, cette double richesse, chaque citoyenne et chaque citoyen de ce pays devrait se saisir.
Car, le français et l’anglais sont les deux seules langues à être parlées sur les cinq continents. Le Canada trouve avec ces deux langues un immense espace et un pouvoir d’influence au sein de deux organisations intergouvernementales et multilatérales majeures : le Commonwealth qui rassemble 52 pays, et la Francophonie, qui compte 88 États et gouvernements.
Et si seulement la langue française était pleinement assumée comme un trait d’union dans l’Histoire du Canada, au même titre que l’anglais.
Deux ans après l’adoption par le Parlement de la Loi sur les langues officielles, en 1969, le premier ministre du Canada, Pierre Elliot Trudeau se réjouissait d’accueillir à Ottawa la Conférence générale de l’Agence de coopération culturelle et technique, qui donnera naissance à l’Organisation internationale de la Francophonie, que je viens de présider de toute mon énergie pendant 4 ans.
Ce rassemblement dans la capitale canadienne, déclare alors très justement Pierre Elliot Trudeau, est « une consécration de par le monde de la permanence du Canada français (...) La Francophonie n’est pas un souvenir, c’est un avenir. » Tout comme l’idéal canadien, aimait-il dire, consiste à « amener à l’épanouissement les diversités, pour en faire une solidarité.
Nous devrions toujours nous enorgueillir de cette largeur de vues qui nous définit.
Je veux rappeler aussi les mots du ministre québécois, Camille Laurin qui voyait en la langue française «un outil d’épanouissement. » et qui, dans son dernier discours prononcé dans sa ville natale de Charlemagne, en décembre 1998, confiait à ses concitoyennes et concitoyens qu’il avait voulu «leur donner une langue qui leur permette non seulement de retrouver cette fierté d’une culture et d’une civilisation extraordinaires, mais également une langue qui leur permette d’accéder à tous les postes auxquels leurs talents, leurs aptitudes les destinent.»
Est-ce audacieux, voire téméraire, d’évoquer, côte à côte, le père de la Loi sur les langues officielles au Canada et le père de la Charte québécoise de la langue française ? Ce que nous trouvons en ces deux hommes, en dépit de tout ce qui pouvait les séparer, et au-delà de toute idéologie, c’est une même volonté de célébrer et de mettre de l’avant les moyens de protéger l’essor du français en terre d’Amérique.
De tels efforts ne datent pas d’hier et jalonnent l’épopée, la détermination et l’engagement des francophones d’ici, à l’échelle vertigineuse de ce pays. L’ignorer relève d’un aveuglement volontaire, car c’est l’une des marques distinctives du patrimoine canadien. Imaginer le Canada sans ce patrimoine, c’est porter atteinte à l’ADN canadien.
Un Canada qui s’aime est un Canada qui chérit ses deux langues officielles, et qui a à cœur de se projeter dans le monde avec la fierté de ce double héritage qui, pour se perpétuer, nécessite que nous agissions de manière conséquente et responsable.
Gouverneure générale du Canada, j’ai eu l’immense privilège de sillonner plusieurs fois notre pays, et j’ai retrouvé, partout sur mon chemin, des femmes, des hommes, des jeunes francophones qui ne baissent jamais les bras lorsqu’il s’agit de chercher de nouveaux moyens de vivre en français.
D’un lieu à l’autre, j’ai été attentive à nos différences, mais surtout, j’ai été frappée de voir tout ce que nous avons en commun. J’ai pu apprécier nos forces, celles du terrain, le fil solide de ce tissu humain d’une extraordinaire diversité culturelle. Et ce que nous avons en commun c’est une même capacité de créer, d’inventer, d’innover, d’entreprendre de grands projets, de nous épanouir et de nous réaliser. En français comme en anglais, ce tempérament est bien trempé.
Ces francophones en situation minoritaire qui m’ont parlé avec assurance de leurs initiatives pour positionner leur culture comme une plus-value pour l’ensemble de la collectivité, dans la province ou le territoire où ils vivent, forcent l’admiration ! J’ai été convaincue par la hauteur de leurs aspirations et fortifiée par leur volonté de pérenniser leur contribution singulière à la personnalité de ce pays.
J’ai vu leurs écoles, leurs établissements d’enseignement, bâtis et maintenus comme une condition gagnante, l’espoir et l’assurance que leurs enfants poursuivent l’aventure d’une vie en français, aussi. J’ai découvert ces programmes d’immersion en langue française qu’ils créent ou qu’ils administrent pour élargir le bassin de francophiles au pays. J’ai constaté le dynamisme de leurs centres communautaires, des services inclusifs ouverts aux réalités de leurs quartiers. Autant d’actions pour briser le mur de l’exclusion, combler les fossés et combattre les préjugés.
Ces francophones ne se considèrent pas une espèce en voie de disparition. «Nous sommes et nous serons !»
Si la vitalité franco-ontarienne ne m’était pas inconnue, elle fait désormais partie de ma vie familiale, puisque ma fille a fréquenté des écoles francophones publiques d’Ottawa et j’ai souri à la façon dont elle m’a raconté un jour, toute petite et avec tellement d’entrain, comment, il y a un peu plus de cent ans, s’était déroulée l’épique bataille des épingles à chapeaux, à l’école Guigues, rue Murray, et qu’ainsi armées, ces mères de famille qui n’entendaient pas à rire, avaient bravé les autorités, pour s’opposer au règlement 17 qui interdisait, à l’échelle de la province, l’enseignement en français au-delà de la deuxième année. Puis comment, en 1997 encore, un mouvement de mobilisation, immédiat et sans précédent, a vu le jour, pour s’insurger contre la fermeture de l’hôpital Montfort, le seul hôpital francophone de l’Ontario.
Aujourd’hui, le voici devenu un hôpital universitaire qui, avec ses partenaires principaux, l’Université d’Ottawa et le collège La Cité ainsi que d’autres programmes d’études postsecondaires, prépare solidement la relève en santé, en français.
Voilà deux grandes victoires remportées par les Franco-ontariennes et les Franco-ontariens à Ottawa, la capitale du Canada qui peut enfin, depuis peu, s’affirmer et s’afficher dans les deux langues officielles, dire ainsi son identité francophone. Alors, dites-moi, pourquoi Toronto, la métropole canadienne, ne pourrait-elle pas en faire autant en abritant fièrement une université en langue française ?
Chaque geste compte et est porteur de sens. L’on ne peut pas raisonner à partir d’un simple calcul comptable, se dire qu’il en coûterait trop cher. Cette dépense n’est rien à côté de ce qui se construit ainsi collectivement, dans nos esprits, notre façon d’exister et de coexister, notre pleine appréciation de ce qui définit notre identité, nos relations les uns avec les autres et avec le monde. Il faut y voir un investissement. C’est d’ailleurs dans cette perspective, que nous nous sommes tant réjouis à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), de la décision prise, lors du XVIe Sommet de la Francophonie, tenu à Madagascar, d’octroyer à l’Ontario, qui l’a demandé, le statut d’observateur au sein de la grande famille de la Francophonie mondiale. La première ministre Kathleen Wynne l’a présenté comme une volonté de «protéger et de promouvoir la langue française partie de l’identité de l’Ontario.» Sous l’impulsion de plus de 600 millions de citoyennes et citoyens de langue française, ce qui en fait la deuxième plus grande communauté francophone au pays, l’Ontario a rejoint ainsi le gouvernement fédéral du Canada, le gouvernement du Québec et le gouvernement du Nouveau-Brunswick, membres à part entière et fondateurs, à bien des égards, de l’OIF.
Le Canada peut miser avec certitude sur cet atout incontournable que constitue notre Francophonie, au niveau national, comme sur le plan international, espace d’influence, de coopération, d’échanges et d’investissements.
Que l’actuel gouvernement de l’Ontario réalise combien la langue française est un vecteur stratégique, un levier puissant, et surtout le précieux capital humain que représentent pour la province ces femmes, ces hommes et ces jeunes francophones, qui doivent pouvoir jouir de l’assurance du plein respect de leurs droits. It is only common sense!
L'auteure, Michaëlle Jean, est secrétaire générale de l'Organisation internationale de la Francophonie.